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SUR CES IMAGES?

2021

C’est quoi ces images ?

 

Je ne sais pas ce qu’elles sont. Elles n’ont pas de statut clair. Ce ne sont plus des photographies. Au début elles le sont peut-être encore. Je collecte leurs formes et leurs couleurs initiales avec n’importe quoi et n’importe comment, à savoir avec ce que j’ai dans la poche, le plus souvent un smartphone, parfois un petit Fuji, sans me préoccuper de l’exposition ou de la définition.  Je laisse faire la techno standart. Elle me fournit de façon automatique de la matière brute. 

 

Rien d’autre ? 

 

Non. J’ai eu autrefois des vrais appareils photos avec des objectifs. Beaucoup de mes amis photographes de métier sont férus de définition, de cadrage et de contrôle de la lumière à la prise de vue. Je ne le suis plus. Je préfère glaner et récupérer ce qui traine sous l’œil et à l’œil, gratuitement, sans effort, en évitant ce qui tombe trop vite sous le sens, ce qui est iidentifiable, trop précis, trop bavard…

 

Cela a toujours été ?

 

Non. Il y a très longtemps, je me suis essayé à la photographie réaliste, à la photo qui témoigne. Celle de la guerre civile, vers 1980, dans Beyrouth en ruines, du coté OLP puis du coté Phalangiste. Je me suis fait enlevé par la Saiqa, une milice palestinienne pro-syrienne. Ils ne m’ont pas gardé en otage mais ont détruit toutes mes pellicules. 

 

Peu de temps après, à Calcutta, j’ai photographié le dénuement, la misère, la mort, principalement au mouroir et au dispensaire de Kalighat de Mère Theresa où j’ai travaillé un temps et dans le quartier du Pont d’Howrah. Je n’ai pas supporté mon voyeurisme et l’irrespect que je ressentais en fabriquant des images avec ces réalités là… 

 

Néanmoins, j’ai de l’admiration pour de nombreux photographes humanistes comme Sebastiao Salgado qui a tenté toute sa vie d’exposer les dimensions de l’humain dans ce qu’elles ont à la fois d’inqualifiable et de beau, de trop humain. Avec l’âge, il  a arrêté et s’est mis à planter des centaines d’arbres. On peut le comprendre.

 

Mais pourquoi aujourd’hui photographier des murs, des déchirures, de la ferraille, du bois, du goudron, du béton, des coulures de peintures et même des chiures de mouettes et ensuite les trafiquer pour les donner à voir ?

 

Parce qu’à de rares exceptions je n’ai envie que de ça. Le désir de re-fabriquer des images m’est venu au contact des couleurs d’un chantier naval portugais. Ce n’est pas le souhait de faire des photos de bateaux en cale sèche ou du chantier ou de ses ouvriers qui m’a poussé mais celui de récolter les matières colorées produites sur ce chantier, de m’en saisir, de les mettre dans ma poche, de les collectionner pour pouvoir en profiter plus tard. Ce sont les dépôts, les dégradations, les variations, les ajouts, les mélanges,…, de matière colorée sur des surfaces qui m’attirent, si dérisoire en apparence cela soit-il. 

 

Si ensuite, à force de touches de luminosité, de contraste, de saturation, d’atténuation, de renforcement, de flou,…, une image se forme c’est qu’elle se met à émettre une fréquence que perçoit ma sensibilité. C’est qu’elle vient faire vibrer ce qui me donne à imaginer la présence d’un indicible, d’un insoupçonnable, voire d’un émerveillement. 

 

Le pari est alors que d’autres personnes, en dehors de moi, soient aussi interpellés par ce qui s’est proposé au regard, par ce qui s’est troublé et révélé à la surface de l’existant, par la métamorphose d’un presque rien en un début de quelque chose…

 

Un quelque chose ! Mais quoi ?

 

Récemment, le 20 novembre 2021 exactement, un ami décorateur de théâtre, expert en trompe-l’œil, m’a signalé un écrit de Leonard de Vinci qu’il donnait autrefois à lire aux étudiants des Beaux-Arts en stage dans son atelier. Cet écrit, je l’ai retrouvé dans un numéro de la revue Methodos consacré à l’exercice de l’art. Il s’agit d’un des premiers conseils que Leonard De Vinci se donne à lui-même autant qu’aux futurs lecteurs dans son Traité de Peinture sur lequel il a travaillé jusqu’à sa mort en 1519. Ce conseil, le voici :

« Si tu regardes des murs souillés de beaucoup de taches (varie macchie) ou faits de pierres multicolores (in pietre di vari misti), avec l’idée d’imaginer quelque scène, tu y trouveras l’analogie (similitudini) de paysages au décor de montagnes, rivières, rochers, arbres, plaines, larges vallées et collines de toute sorte. Tu pourras y voir aussi des batailles et des figures aux gestes vifs et d’étranges visages et costumes et une infinité de choses que tu pourras ramener à une forme nette et compléter (ridure in integra e bona forma). Et il en va de ces murs et couleurs comme du son des cloches ; dans leurs battements tu trouveras tous les sons et les mots que tu voudras imaginer »

Dans le long article qu’elle consacre à ce conseil dans la revue Methodos, Marina Seretti, professeur de philosophie de l’art à l’Université  de Bordeaux, dit que ce conseil touche au cœur du processus artistique et que Leonard, lui-même, le qualifie de « nouveau mode de spéculation (nuova invenzione di speculazione) », capable d’ « exciter l’esprit à diverses inventions (destare l’ingegno a varie invenzione) » . 

Ce conseil accorde un statut premier à l’expérience visuelle, à l’exercice du regard lui-même, à sa stimulation par l’informe, la tâche, la trace, la souillure,… Léonard va jusqu’à évoquer la cendre du feu, les nuages et la boue comme excitants du regard. Avant je doutais beaucoup de mes images. Merci Leonard, je doute maintenant un peu moins.

Mais exciter et stimuler le regard sert à quoi ?

 

A esquisser le monde répondrait Marina Seretti. C’est le titre de son article. J’ajouterai : à esquisser le monde en soi et par soi, à apprendre à le percevoir par soi-même.

 

Avec le numérique, les photographies produisent aujourd’hui massivement du discours sur la réalité. Elles tendent à la constater, la définir et à la verbaliser par le cadrage de ses signifiés. Elles objectivent à tour de bras et n’éveillent plus. Elles piègent l’attention, confortent et influencent à l’infini… 

 

L’image plastique, elle, est autre. Surtout lorsqu’elle est abstraite. Lorsqu’elle n’affiche pas ce qu’elle représente. Plus poreuse et plus déstabilisante, elle laisse transpirer sur son étal les signifiants du réel pour inciter à les deviner, à les sentir, les concevoir.  

Evanescente mais aussi irritante, elle titille le songe, l’intuition, l’imagination du regardant en lui suggérant d’échapper au temps, à sa conscience, à ses repères, à sa raison, à ses connaissances, à ses conventions. Elle n’a pas d’autre signification ou valeur que d’être là, telle quelle, irréductible, in-exploitable, in-reproductible, aphasique et agnostique.

 

En conclusion provisoire ? 

 

J’aime l’idée que ces images sont des encrages parce que ce sont des pigments d’encres qui les font passer des photons pixellisés à une matérialité mais aussi parce qu’elles sont le reflet de mes ancrages c’est-à-dire de mes attachements, de mes ancres sensibles crochées sur le fond inaccessible qui me fait être dans ce monde, en ayant la douce et vaniteuse illusion d’exister un petit peu, de façon singulière.

Auto-interview qjp

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