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COULEURS EN CALE

2017

Que se passe-t-il ? Je vieillis ou rajeunis ? Vers le milieu des années 1980,  j’ai fait taire mon désir de produire des images. Appareils et objectifs ? Donnés ! Négatifs et positifs ? Eparpillés ! Scénarios de films ? Placardisés !  A l’époque, plus essentiel était de prendre la vie dans son flux, sans mise au point, sans définition, sans viseur et sans écran.  Il y avait du vivant vif à créer, du vivant tangible : compagne, amis, enfants, métier, entreprise, argent, toit et voilier... 

Regarder sans prises de vues et sans prise de tête : visages, corps, herbes, fleurs, arbres,  ruisseaux, fleuves, océans, montagnes, nuages, étoiles, animaux, coquillages, insectes, déserts, villes, mégalopoles,… On découvre vite que partout l’émerveillement s’offre sans déclencheur, à œil et mains nus.

Et puis, regarder de la même façon ce que les autres donnent à voir : traces, signes, symboles, dessins, danses, parures, peintures, photos, sculptures, animations, mises en scène,..., tout ce qui s’élabore et s’expose pour discerner ou produire du sens et faire valoir une  singularité.  C’est irréductible et émouvant parce que corrélé à l’infini des angoisses de ne pas être vu, reconnu et “calculé” dans la multitude et dans le temps. 

Tout au long de ces années, les bateaux m’ont aidé à contenir cette angoisse et à résister à la tentation et à l’illusion de fixer de l’existant dans un cadre. Ils sont conçus pour faire cap vers des horizons hors du milieu terrestre. Voiliers, ils sont un miracle d’équilibre entre les forces du ciel et de la mer. Autonomes, Ils m’ont enseigné tout autant l’attachement que le détachement et à naviguer entre le vécu et l’imaginaire. Il est possible que,  depuis trente ans,  je n’ai pas cessé, comme dirait Lacan, de naviguer vers des  à-voir(s) ou des pour-voir(s) en redoutant de donner à voir. Ce n’est pas un hasard  si je renoue avec le désir d’image en passant par des chantiers navals et avec des bateaux de pêche, de transports, de plaisance, en cale-sèche, sortis de leur élément pour réparation, réfection ou destruction.

Ces images ont été composées fortuitement par les marins, les charpentiers, les soudeurs, les mécaniciens, les peintres qui y travaillent. Les teintes sont le produit de la dégradation à l’air libre de ce qui était immergé ou flottant. Géométries et tracés sont ceux du temps, du soleil, de la lune, du vent, du sable, du sel de la mer, des organismes marins, de l’eau de pluie, mais encore ceux des gestes, des outils, des machines et des matériaux mis en œuvre pour donner à ces bateaux une seconde, une autre ou une fin vie. 

Si j’ai regardé ces formes et ces couleurs au point de sortir mon smartphone, puis ensuite de reprendre goût à la prise de vue avec ce que j’avais en poche, c’est vraisemblablement parce qu’elles interpellaient celles sédimentées en moi depuis longtemps. Celles-là avaient sans doute besoin, elles aussi, d’une respiration, d’une restauration voire même d’une réparation. Les images de « Couleurs en cale » sont-elles des scanners des membrures et varangues sur lesquelles sont fixés les boulons de mes lests émotionnels et de la quille mentale qui m’évitent de dériver et d’être trop sensible au mal de terre ? Je crois que oui.

Probablement, lorsque mon voilier est en cale-sèche dans un chantier naval je le suis aussi. Lui et moi, nous prenons (un peu) de l’âge. En produisant “Couleurs en cale”, j’ai pris conscience que ces couleurs sont mes piles, mes réserves d’énergie et que, sans elles, mes yeux et ma relation au monde vont mourir. 

La lumière du Portugal et le travail quotidien des artisans des chantiers navals d’Amora-Seixal et d’Ohlao m’ont aussi amené à me dire: “ Tel un enfant, avec ton petit filet à images, tu prends de nouveau du plaisir à chasser des couleurs comme des papillons ?  Si cela te fait du bien, alors dis-le, montre-le ….” 

Retour à l’image ? Retour sur ou à soi ? Effet-mer ou conscience de l’éphémère ? 

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